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Êtes-vous prêt à vivre sans le Net?

Par Philippe Nassif

IDÉES Il y a quelques jours, j’interviewais un ponte français des neurosciences, le physiologiste Alain Berthoz. Vient le moment où il m’explique que nous n’utilisons pas les mêmes réseaux neuronaux suivant l’espace auquel nous sommes attentifs.

Autrement dit, nous ne percevons, n’agissons, ne pensons pas avec les mêmes aires du cerveau quand nous nous projetons dans : notre espace intime, l’espace à portée de nos mains, l’espace qu’embrasse notre regard, ou l’espace du monde entier. Et là, bam !, j’ai compris d’un coup pourquoi je suis saisi d’un délicieux soulagement à chaque fois que j’active sur mon ordi une nouvel session de l’app Freedom.

Freedom, vous connaissez ? L’application a été lancée aux Etats-Unis en 2009, et un article de Slate US datant de 2012 m’informe que « tout le monde utilise Freedom ». Reste qu’avant cet automne je n’en avais jamais entendu parler, et que depuis que je l’ai adoptée je ne rencontre personne autour de moi qui la connaît. Bref, Freedom n’a pas encore gagné l’Hexagone mais ça ne saurait tarder.

Car Freedom, c’est très simple et fantastiquement pratique : son icône en forme de papillon est posée à côté des icônes de ma Dropbox ou de ma Wunderlist. Et en deux clics je peux choisir de couper tout accès à l’Internet, et de façon irrémédiable, pour 15 minutes ou 2 heures ou même 8 heures si je suis vraiment très motivé.

Tendances Freedom

Dès que ma session Freedom est activée, voilà que mon système nerveux est gagné par une détente immédiate.

Alors, un message m’informe que ma session Freedom est activée et voilà que mon système nerveux est gagné par une détente immédiate : je sais que pour les prochaines 15 minutes ou 2 heures ou même 8, je suis en paix. Je ne serai pas tenté d’aller checker les likes et comments de mes post Facebook, je ne pourrais pas aller vérifier sur lemonde.fr qu’aucun attentat terroriste n’est survenu ces dix dernières minutes, je ne pourrai pas quitter la lecture de mon livre pour m’informer sur la référence qui y est citée, je suis perdu momentanément pour Wikipédia, et si jamais me vient l’envie d’écouter de la musique, ce sera un truc déjà rangé dans mon iTunes. Autrement, je suis coupé de l’espace du monde, du moins de sa version World Wide Web.

C’est une contrainte que je m’impose, bien sûr, mais – et c’est là que le nom de l’app est génial –, c’est un réjouissant sentiment de liberté qui m’envahit. Je suis, enfin, libre de faire ce que j’ai à faire. Je suis libre de ne plus être distrait par une quelconque digitale tentation. Confiné dans la pièce de mon bureau, je n’ai accès qu’à ce qui se trouve dans l’espace à portée de ma main.

La possibilité toujours présente de me projeter dans le World Wide Web – parasite la nécessité d’habiter le lieu où je suis posé.

Car précisément ce qu’Alain Berthoz m’a fait comprendre, c’est que je ne suis jamais vraiment là où je suis, lorsque les ondes wifi abreuvent mon ordi. La possibilité toujours présente de me projeter dans le monde – via le World Wide Web – parasite la nécessité d’habiter le lieu où je suis posé.

Les boucles neurales activées par mon espace à portée de main sont fortement concurrencées par les boucles neurales activée par la conscience de l’espace du monde entier. Or qui a déjà lu un livre, réfléchi à un problème, bossé sa prochaine phrase ou même pris le souci du dîner familial du soir lorsque son cerveau se projette dans le monde entier ? Précisément, dans les deux cas – lire un bouquin ou imaginer qu’on pourrait surfer sur le web –, ce ne sont pas les mêmes réseaux de neurones qui sont en jeu.

D’où les limites, les garde-barrières, les espaces protégés qu’il nous appartient de mettre en place si nous voulons continuer de penser de façon féconde.

Tendance coupure net

Pour résister aux incitations technologiques nous devons encore nous appuyer sur des technologies.

Telle est la morale des temps nouveaux : maintenant que la technologie n’oppose plus de limites à notre désir – naturel – d’être ailleurs, nous ne parvenons plus à nous contenir. Face à la possibilité d’être tout le temps partout, notre seule volonté psychique se trouve bien démunie pour assurer une certaine discipline de travail.

Autrement dit : pour résister aux incitations technologiques nous – du moins, la plupart d’entre nous – devons encore nous appuyer sur des technologies.

On appelerait ça la D.A.O (Discipline Assistée par Ordinateur). Et puis Freedom, ça sonne comme le début d’une éthique de la reconquête du temps libre, non ?

Freedom est disponible sur l'AppStore.

Philippe Nassif est philosophe, conférencier et conseiller de la rédaction à Philosophie Magazine. Il est notamment l’auteur de la Lutte initiale (Denoël 2011) et de Ultimes (Allary 2015).

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