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Le nouveau discours du luxe (2/2)

Entretien Judith Spinoza

Sur son compte Instagram, Alessandro Michele, le directeur artistique de Gucci, annonçait au mois de mai qu’il n’y aurait plus que deux collections par an : « Je vais abandonner le rituel daté des défilés multiples pour passer à une cadence plus en phase avec mon nouveau rythme créatif. Nous ne nous rencontrerons plus que deux fois par an pour partager les chapitres d'une nouvelle histoire et abandonner les leitmotivs du passé. » 

Le géant du luxe italien va-t-elle bouleverser son secteur en donnant un tel exemple ? Analyse du sémiologue Anthony Mathé, auteur du Corps à sa façon : regards sémiologiques sur la mode ordinaire (Académia-L'Harmattan), qui a déjà disséqué la manière de communiquer du luxe à l'ère post-Covid-19 dans un précédent post.

1-luxe-semiologie-Anthony-MathéAnthony Mathé, avez-vous été surpris par l'annonce de Gucci ?
Oui, car si Gucci n’est pas la première entreprise à remettre en cause la folie furieuse des collections, ce qui est formidable ici, c’est qu'elle n’est pas une petite marque confidentielle, un label expérimental ou une marque has been. C’est un acteur emblématique du luxe et quand un acteur majeur s’engage, l’impact est considérable. « Big business can have big impact », comme l’a récemment dit le patron de Nestlé à Davos.

En quoi ce message est-il un signal remarquable ?
Il faut saluer Gucci car cet exemple peut avoir « un effet amplificateur », pour reprendre l’expression de Kathleen Enright de l’agence Salterbaxter. Ça peut motiver d’autres marques de luxe à se remettre en cause sur leur impact environnemental et sociétal et, par effet de ricochet, il faut espérer que la « fast fashion » en fasse de même. Voir les gens faire la queue chez Zara ou Primark au moment du déconfinement m’a réellement interloqué, pour ne pas dire plus.

Quelle est sa portée symbolique ?
En termes symboliques, il est clair que toucher aux défilés, c’est construire un message fort qui est destiné à des audiences élargies mais surtout en premier lieu à sa clientèle. Un marketeur dirait que c’est « un langage conso ». Mais il y a d’autres messages, d’autres engagements qui ne sont pas du tout « conso » pour une maison de luxe et qui sont essentiels pour les parties prenantes, les ONG, les employés et les investisseurs. L’impact d’une entreprise ne saurait se limiter à une collection.

La crise sanitaire force le changement, c’est très bien


Passer de plusieurs collections à deux collections, est-ce un engagement forcé ?
C’est un bel engagement. Ce n’est pas la première fois dans son histoire que la maison fait peau neuve pour aller de l’avant et ancrer son lifestyle dans l’époque. Gucci a eu son époque « porno chic » il y a vingt ans pour se réveiller, Gucci connaît désormais une nouvelle « floraison » portée par Alessandro Michele qui a déjà réveillée la marque stylistiquement et semble prêt à changer la donne éthiquement. La crise sanitaire force le changement, c’est très bien.

Alessandro Michele fait parler de lui sur Instagram.

Alessandro Michele fait parler de lui sur Instagram.

Quelles limites pointez-vous à cette prise de parole ?
Pourquoi est-ce Alessandro Michele qui est porteur de ce message et pas la maison de manière collective, en tant que corps social ? Ce message, même s'il est prometteur, est déstabilisant car si le DA part, le message en fait de même. Or on sait que dans la mode, un DA chasse l’autre…

Comment s’assurer que ce message prenne corps au sein du groupe Kering (Saint Laurent, Balenciaga, Alexandre McQueen…) ?
Au cours de nos collaborations, Kathleen Enright m’a appris une chose sur le développement durable et qui est devenu un réflexe : il faut éviter de dissocier la stratégie corporate du groupe et le développement des marques. C’est une façon de questionner Kering qui est aussi valable pour LMMH, Nestlé, Danone et tous les grands groupes. Entre Kering et Gucci, on voit bien qu’il y a quelque chose de dissocié et de désarticulé qui génère des contradictions. Kering est à la pointe des engagements sociétaux et environnementaux, mais tout cela est mis à mal par la marque Gucci qui avance sur des projets spécifiques. LVMH a aussi une stratégie corporate de développement durable qui est exemplaire, mais ça n’aura de sens et d’efficience que lorsque les marques de ces groupes se les approprieront. Les marques de luxe ont parfois tendance à parler beaucoup – en langage « conso » – de petits projets. Le changement va prendre du temps.

Ce principe de s’adresser par écrit à sa communauté est-il le signe d’une nouvelle ère de la communication ?
C’est certes par écrit, mais c’est encore et toujours sur Instagram. Un pas de côté, mais un pas de côté au bon endroit aujourd’hui. Gucci a un côté mainstream dans le luxe et ce message écrit participe de cette façon d’être luxe et accessible. C’est cohérent avec le Gucci d’aujourd’hui, mais ce n’est pas une nouvelle ère.

Six ou deux collection ? Alessandro Michele a choisi.

Six ou deux collection ? Alessandro Michele a choisi.

Piochant dans le champs lexical de la musique, Alessandro Michele intitulera les deux collections annuelles « symphonies » autour desquels s’agrègeront, le reste de l’année, des « études », « nocturnes » en lieu et place des classiques « pre-fall », « cruise », etc. Comment analysées-vous ce changement sémiologique ?
Alessandro Michele change les termes, se réfère à la musique qui est un langage de l’émotion et du rythme. Mais attendons de voir quel tempo va se dégager des collections. Va-t-il se présenter comme chef d’orchestre – ce qui veut dire qu’il y a une équipe et un effort collectif – ou va-t-il se présenter comme un compositeur qui a ses visions et ses inspirations ?

Que pensez-vous de la volonté de gommer le « monde d’avant » ?
Dans le monde dit « d’avant », il y avait des marques qui proposaient de nouvelles collections et qui, en parallèle, proposaient des collections permanentes : Agnès b. et Saint Laurent en sont deux beaux exemples. J’aime bien cette croisée des rythmes, entre permanence et changement. Est-ce que Gucci jouera sur de telles notes ?

A lire : «Le corps à sa façon : regards sémiologiques sur la mode ordinaire» d'Anthony Mathé (Académia-L'Harmattan).

La première partie de l'interview d'Anthony Mathé est à lire ici.

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